« Je suis venu en France car je n'avais pas d'autre choix pour poursuivre ma carrière artistique. » Opposant au régime iranien, Soheil Mahjoobi est arrivé dans l'hexagone en 2018. Ce DJ et producteur de musique électronique a fui son pays natal, qui l’avait emprisonné en 2016 pour un album de musique folk et électronique soi-disant contestataire, aux côtés de la chanteuse Sogand. « Comme ils ne pouvaient pas nous emprisonner pour notre musique, ils nous ont accusés d’espionnage et d’avoir agi contre le régime, se souvient-il. J’ai été placé en isolement pendant deux semaines et j’ai subi de la torture physique et mentale. » 
Libéré faute de preuves au bout de deux mois, Soheil Mahjoobi va devoir attendre près de trois ans pour voir le terme de son procès, lors duquel il sera finalement condamné à payer l'équivalent de 2 000 euros. Dans l’impossibilité de continuer à exercer, le musicien a décidé de partir : « J’ai choisi la France pour sa riche histoire culturelle, son engagement pour les droits humains et en particulier son respect de la liberté d’expression ». Sa compatriote, qui a acquis la nationalité allemande, est aujourd’hui suivie par plus de cinq millions de personnes sur Instagram. Mais pour le DJ, la poursuite de sa carrière en France a été autrement plus difficile. 

Reconstruire sa carrière 

Certains projets gouvernementaux permettent à des musiciens réfugiés d'obtenir des aides supplémentaires : le Passeport talent, qui donne droit à une carte de séjour pluriannuelle, ou le programme PAUSE du Collège de France, qui a financé plus de cinq cents artistes réfugiés dans leur installation en France depuis 2017. Pour autant, la pratique de la musique n’est généralement pas un sésame magique. « Cela ne change pas grand-chose d’être musicien, pour les autorités juridiques, vous êtes juste un migrant », constate Alicia Vogt, doctorante en ethnologie et anthropologie à l’EHESS. De fait, la plupart des artistes se tournent vers la société civile. 
À Paris, Soheil Mahjoobi a fait appel à l’Atelier des artistes en exil, une initiative lancée pour aider des artistes réfugiés à reconstruire leur carrière en France. « L'Atelier m’a donné la chance de continuer à faire de la musique malgré les difficultés, se réjouit le DJ. J'y ai rencontré une véritable communauté d’artistes et j'ai pu trouver des endroits où jouer. » 
L’Atelier des artistes en exil est également un soutien administratif pour les artistes, qui se retrouvent souvent dépassés par la langue et la complexité des démarches. « Il y a deux besoins principaux, explique Imed Alibi, responsable musique à l’Atelier des artistes en exil. Tout d’abord, l’accompagnement administratif et juridique avec les instances françaises et ensuite le volet de la professionnalisation, pour l’accès à l’intermittence du spectacle et aux droits d’auteur ». Depuis sa création en 2017, le projet a ainsi pu aider cent-cinquante musiciens. 

Orpheus XXI, l’intégration selon Jordi Savall 

Les acteurs du monde de la musique se mobilisent également dans l’intégration de musiciens exilés. C'est dans ce sens que le chef d’orchestre et violiste Jordi Savall a fondé Orpheus XXI, un orchestre de musiciens migrants lancé en 2016 à la suite d’un concert donné dans la « jungle » de Calais. « Il voulait montrer que les migrants ne sont pas qu’une vague, mais qu’ils arrivent avec beaucoup de richesses », explique Alicia Vogt, en rédaction d’une thèse portant sur les « Parcours, biographies, carrières des musiciens migrants » de l’ensemble Orpheus XXI. Composé à l’origine de vingt-et-un musiciens professionnels et d’une vingtaine d’étudiants venus de Syrie, du Soudan ou encore de Biélorussie, le projet a trouvé des ramifications dans toute l’Europe (Norvège, Catalogne, Allemagne). Après une série de résidences, les musiciens sont montés sur de nombreuses scènes du vieux continent à partir de juillet 2017. « Un des objectifs d’Orpheus XXI était de les faire entrer dans des réseaux de musiciens et de programmateurs », explique la doctorante. Waed Bouhassoun, co-directrice artistique d’Orpheus XXI, se souvient des balbutiements du projet. « Nous leur avons expliqué que pour redémarrer leur carrière en Europe, il y avait plusieurs codes, raconte la musicienne. Il faut avoir un programme et présenter une idée, pas seulement jouer la même mélodie en boucle pendant 3 heures comme c’est la tradition dans certains pays. Il est également important de travailler avec d’autres musiciens. » 

Une intégration fragile

Orpheus XXI n’est donc pas à être considéré une solution viable en elle-même pour les musiciens primo-arrivants, mais plutôt un tremplin : financé en 2018 par le programme Europe créative de l’Union européenne, le projet a dû sérieusement réduire la voilure et ne compte plus que six ou sept participants par session. « Certains musiciens ont démarré leur carrière grâce à Orpheus XXI, alors que d’autres ont dû trouver un travail car ils n’arrivaient pas à vivre uniquement de la musique », raconte Waed Bouhassoun. « Orpheus XXI m’a aidé à m’installer et poursuivre mon travail d’artiste en France, s’émeut Maemon Rahal, un musicien exilé syrien, qui a depuis réussi à fonder son propre atelier de lutherie à Besançon. Je crois qu’un projet de cette envergure est censé recevoir un véritable soutien au niveau européen. »
Orpheus XXI continue de manière plus vivace dans l’une de ses antennes à Dortmund, où une académie a été fondée en vue d’une professionnalisation de musiciens exilés. « Une institutionnalisation est nécessaire pour que des formations se développent, explique Alicia Vogt. À Dortmund, Orpheus XXI – NWR est soutenu par la mairie et des institutions musicales locales, ce qui a été bien moins le cas en France. » 

Bons et mauvais migrants 

Pour que les artistes se sentent pleinement partie prenante de la vie musicale française, le regard de leurs pairs et du public est une composante fondamentale. Après six ans en France, Soheil Mahjoobi rencontre toujours des difficultés à réaliser des collaborations avec des musiciens de la scène locale. « Comme je ne suis pas bilingue en français, je suis toujours considéré comme un artiste exilé », regrette le DJ. « Il y a une forme de romantisation, amende Alicia Vogt. Certaines personnes du public font preuve de condescendance en renvoyant toujours les musiciens et musiciennes à ce statut d’exilés, alors qu’ils font simplement leur métier. Cela ne change pas véritablement les idées des gens qui viennent au concert, mais peut au contraire maintenir le cliché des bons et des mauvais migrants. » 
L’enjeu est donc double : intégrer professionnellement les musiciens exilés, mais aussi les réhumaniser aux yeux du public. Selon Imed Alibi, l’art a un rôle central à jouer dans ce processus de normalisation des personnes migrantes. « Il faut plus de moyens, à la fois politiques et pour les associations, défend-il. La médiation culturelle est importante, car elle offre un contact direct avec les citoyens et banalise les relations entre les gens. Il y aura toujours des préjugés, mais faire l’effort d’aller vers l’autre les réduit grandement. »